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La rencontre est œuvre de création par Benoit Mathot, vol. 7

  • redactionouverture
  • 31 août
  • 14 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 6 jours



Citer l'article :

Benoit Mathot, "La rencontre est oeuvre de création", Revue Ouvertures, vol. 7, 2025 : p.5-12


Le professeur Benoit Mathot est le directeur de l'Instituto de Estudios Religiosos Facultad Eclesiástica de Teología Pontificia Universidad Católica de Valparaíso.






Vous êtes les gardiens d’un espace vide et ouvert,mais toute la vie s’efforce de vouloir le remplir.Or, lorsqu’on fait cela, on tue la vie.

Christian Grondin

 

Je connaissais peu Christian Grondin [1] avant de le rencontrer dans son bureau du Centre Manrèse, au cœur du Vieux-Québec, à l’automne 2024. En effet, plus de 10 ans s’étaient écoulés sans que nous n’ayons eu le moindre contact. Et même auparavant, lorsque je vivais à Québec, à l’époque de mon doctorat en théologie, et qu’il nous arrivait parfois de nous croiser lors d’un colloque ou d’une soutenance de thèse, nous n’avions jamais échangé plus que quelques minutes. Pourtant, les bribes de nos conversations, ou ce que j’avais entendu de ses interventions académiques, m’avaient convaincu que Christian portait un geste théologique original et significatif.


Éléments de contexte


À cette époque, il n’était d’ailleurs pas le seul à proposer cette posture théologique, car à Québec, la théologie avait la réputation d’être une discipline en dialogue étroit avec les sciences sociales, notamment la sociologie, la psychanalyse lacanienne et la sémiotique de l’école de Lyon. Plusieurs acteurs de la scène théologique (académiques, étudiants, mais aussi agents pastoraux, ou personnes accueillies à l’Arche) participaient ainsi régulièrement à différents groupes de lecture des textes bibliques organisés par la professeure Anne Fortin, de la Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses de l’Université Laval. Pour les avoir un peu fréquentés, je dois dire que ce qui était fascinant dans cette aventure, c’est que Anne proposait une manière de pratiquer la théologie qui mettait en tension la théologie telle qu’elle se pratique souvent dans le cadre universitaire. En effet, en termes de positionnement institutionnel, elle se trouvait à la fois au cœur du dispositif universitaire (en étant par exemple directrice des programmes de premier cycle de théologie), mais aussi radicalement ailleurs. Professeure de christologie et titulaire de la Chaire Monseigneur-de-Laval pour l’enseignement de la théologie, elle disposait d’une maîtrise impressionnante des différentes sources de la discipline, et par ailleurs, sa posture théologique ne laissait personne indifférent, tant par sa manière d’articuler la christologie avec la philosophie et la sémiotique contemporaine que par son caractère et sa manière d’entrer en relation avec le groupe en confrontant chacun avec sa propre manière de lire, d’entendre et d’interpréter les textes et la tradition. Avec elle les textes bibliques “parlaient” et “résonnaient” au cœur même de l’expérience vitale de chacun, ce qui provoquait parfois chez certains de ses étudiants, soit un émerveillement – une manière nouvelle de voir et de lire les structures du monde et de leur propre subjectivité – soit chez d’autres, un rejet violent, souvent d’ailleurs parmi les étudiants les plus conservateurs provenant de nouvelles communautés religieuses, et souvent moins enclins à une lecture problématisante de leur tradition confessionnelle. Pour ma part, je peux témoigner que beaucoup d’idoles théologiques (ou plutôt pseudo-théologiques) tombèrent durant ses cours, des plus évidentes aux plus dissimulées, y compris parfois sous le masque de la pensée critique. Dans cet espace qu’elle ne cessait d’ouvrir, il n’y avait aucun point d’arrivée prédéfini, et chaque groupe était invité à y traquer l’inédit d’une Parole qui ne transforme rien de moins que notre manière d’être humain avec d’autres humains.

Christian était très familier de l’approche de Anne, qui avait également codirigé sa thèse doctorale en théologie pratique. Thèse que Christian avait soutenue en 2013, quelques semaines avant ma propre soutenance, et qui avait pour titre : « Ce ne sont pas la chair et le sang... Les conditions bibliques de l’élaboration de l’élection dans les pratiques des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola ». La dernière fois que nous nous étions rencontrés remonte à une journée d’étude organisée avec Anne le lendemain de ma propre soutenance de thèse, en novembre de la même année. Cette journée avait pour titre « Pourquoi lire ? Pour qu’il y ait des lecteurs », et Christian y avait participé comme membre du public présent ce jour-là dans la salle FAS 813 de la Faculté. Enfin, il y a maintenant deux ans, son nom était réapparu au hasard d’une conversation que j’avais eu à Québec avec Isabelle Bisson, alors superviseure de stages des accompagnateurs spirituels (Intervenants en soins spirituels) dans le système de santé québécois. J’étais alors en séjour de recherche à l’Université Laval et j’avais pris contact avec elle pour échanger autour de cette profession d’accompagnateur spirituel dans le contexte de la santé, profession qui, malheureusement, n’existe pas au Chili, malgré l’existence de la loi 20.584 qui garantit, pour chaque usager du système de santé chilien, le droit de recevoir une assistance religieuse ou spirituelle. Au cours de notre conversation, Isabelle m’avait expliqué que sa réflexion autour de cette fonction d’accompagnement avait été largement nourrie par un travail de réflexion mené en groupe avec Christian Grondin. Elle m’avait en particulier parlé d’un texte inédit que Christian avait présenté lors d’une journée de formation de ces professionnels de la santé, texte qui n’avait encore jamais été publié, mais qu’elle pouvait néanmoins me transmettre si je le souhaitais. Ce qu’elle fit.

Je crois pouvoir affirmer que la lecture de ce texte intitulé « L’écoute spirituelle à la manière ignacienne : écouter le Verbe dans la chair des mots » a été d’une grande importance pour moi, car il m’a permis de me reconnecter aux racines les plus vives de ma vocation théologique, que huit années de vie académique passées au Chili avaient progressivement recouvertes de multiples autres préoccupations, toutes très légitimes dans le contexte universitaire, mais qui m’avaient aussi éloigné de ce qui avait fait le cœur de ma vocation théologique. Profitant donc d’un second séjour de recherche à Québec en octobre 2024, j’ai alors repris contact avec Christian Grondin pour savoir si nous pouvions échanger autour de ce texte et de ses possibles implications pour ma propre réflexion sur l’accompagnement spirituel en milieu de santé au Chili (thème sur lequel je travaille et mène des recherches actuellement).

La rencontre avait été planifiée pour le 8 octobre 2024 après-midi, dans son bureau de la rue Dauphine, au cœur de la vieille ville de Québec. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, plus de 10 ans après notre dernier échange, mais cette visite s’est finalement révélée être un moment qui s’est transformé en un événement profondément significatif, que je souhaite désormais partager, car je pense qu’il témoigne à sa façon du potentiel et de la richesse de la théologie lorsqu’elle est capable, comme le dit François Jullien, de « décoïncider » d’avec des thématiques ou des intérêts d’ordre strictement religieux ou ecclésiaux.


Une proposition articulée au manque


Qu’est-ce qui dans le texte de Christian avait été le déclencheur de notre rencontre ?

L’objet de son texte, après toute une recontextualisation de la vie et de l’œuvre de Saint Ignace de Loyola, consistait à montrer que ce qui est en jeu dans les Exercices Spirituels de ce dernier pouvaient peut-être entrer en résonnance avec la démarche contemporaine de l’accompagnant spirituel en milieu de santé québécois, et constituer une étape intéressante dans le parcours de formation de ses acteurs. Il n’est d’ailleurs pas anodin que son texte ait été rédigé en vue d’une intervention lors du Congrès annuel de l’Association des intervenantes et intervenants en soins spirituels du Québec (AIISSQ) en 2011. Toutefois, il faut bien voir que si effectivement Christian reconnaît dans son texte l’existence d’une possible résonnance entre les deux contextes, il m’indiquera aussi dans notre entretien que la perception de cette résonnance (ou de ce parallélisme) n’est pas toujours évidente dans les milieux de santé, et que se risquer à l’affirmer ne va pas sans soulever parfois de nombreux malentendus : « parfois il y a de l’incompréhension par rapport à ce que je tente de dire », et cela, précise-t-il, parce que ce qui est en jeu dans sa réflexion sur l’accompagnement spirituel, qu’il soit ignatien ou destiné aux accompagnants spirituels québécois, est « une posture, une manière d’être en relation. Une posture qui s’inscrit dans le manque ». Un manque qu’il ne s’agit en aucun cas de combler avec une réponse ou un protocole, mais bien plutôt de regarder comme une dimension qui fonde notre commune humanité, et qu’il faut donc écouter et assumer. Ce qui ne manque pas d’interpeller, dans un contexte culturel qui se donne plutôt pour ambition d’en finir avec le manque et tout ce qui s’y rattache.

À ce stade de notre narration, il me semble important d’ouvrir une brève parenthèse afin d’insister sur l’importance de cette dimension du manque pour la théologie, manque qui touche aussi aux motifs de la négativité ou de la fissure, et qui de fait se trouve présent au cœur du dispositif chrétien. En effet, selon la tradition chrétienne, des figures aussi centrales que Dieu, le Christ ou l’Esprit ne sont pas des instances qui viennent combler un manque existentiel du sujet en lui apportant une réponse pleine ou totalisante. Si effectivement la révélation chrétienne consiste en une réponse offrant un sens à la quête et aux inquiétudes des humains, c’est bien à la condition d’y rouvrir un espace de liberté, d’indétermination, où du neuf (de l’inédit/inouï) peut advenir sans jamais boucher l’espace de la question. Dit autrement, on part d’un manque du sujet, mais y répondre signifie moins le saturer que lui donner forme et vie. Les récits bibliques sont d’ailleurs des textes qui, chacun à leur manière, nous racontent comment cette dimension de manque, qui nous est donnée par Dieu lui-même aux origines de notre humanité, doit être pensée et vécue comme un don précieux au service de la vie des humains. Un Dieu dont on nous dit, par exemple, qu’au commencement du livre de la Genèse, il nous interdit l’accès à la possession et à la jouissance de tous les arbres du Jardin d’Éden. Dans ce texte, Yahvé dit en effet à Adam : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, sinon tu mourras ». L’accès à la totalité est ici barré, ou plus justement, il n’est rendu possible qu’à la condition d’un « sauf celui-ci », c’est-à-dire d’une soustraction, sans lequel l’humain se perdrait dans un désir complètement saturé, que Yahvé lui-même compare à la mort (« sinon tu mourras »). On pourra reconnaître dans cette dynamique divine la proposition d’un accès possible au « tout », mais qui précisément exclut la « totalisation », qui est toujours bibliquement conçue comme ce qui vient figer et enfermer la vie dans ce que nous appellerons plus loin l’esprit de « système », dans lequel plus rien ne trouve la force d’advenir et de naître. Dans la perspective biblique, l’accès à ce qui rend possible la vie (et une vie bonne) implique que quelque chose doive demeurer inaccessible pour l’humain, comme hors d’atteinte et de possession. Et on s’en doute, cette soustraction (cette introduction d’une négativité au cœur de la jouissance) constitue une blessure pour notre narcissisme et un deuil pour notre fantasme ; narcissisme et fantasme qui doivent désormais consentir à une limite, mais à une limite qui dessine paradoxalement les contours d’un espace de vie bonne et harmonieuse dans notre relation avec nous-même, avec les autres, avec la nature et avec Dieu. Je crois que quand Christian évoque l’espace du manque, c’est à cette matrice de pensée théologique qu’il se rattache.


Vibrer à l’inédit


Mais revenons-en à notre conversation et continuons à creuser ce sillon du manque, compris cette fois comme condition de possibilité de l’écoute et de l’accompagnement spirituel, car c’est sans doute sur ce point qu’il pourrait y avoir un premier point de rencontre entre la démarche des Exercices ignatiens et celle des intervenants en soins spirituels. En effet, que faisons-nous lorsque nous écoutons quelqu’un dans un accompagnement, sinon investir et habiter l’espace du manque? Comme le dit Christian, sans manque « il ne peut exister d’écoute ». Plus précisément, « L’accompagnement exige un espace vide et ouvert. Quand les mots sont pleins, sans trous, cela bouche les oreilles ». C’est précisément pour cette raison que Christian affirmera que ce que nous devons viser dans la formation des accompagnants spirituels, c’est « former à la posture qui nous permet de rencontrer les autres » en articulant notre rencontre à ce que chacun porte d’inédit, de non « prévisible », à ce que je ne peux savoir de lui, et qui donc vient trouer le supposé savoir que je pensais posséder : « Si je ne vibre pas à l’inédit (à ce qui n’a jamais été dit), je suis enfermé dans mes propres affaires, dans ce que je crois avoir déjà entendu dans des cas similaires. C’est précisément le déjà-entendu ou le déjà-su que nous devons éviter et déconstruire », et cela pour ne cesser de rencontrer les personnes que l’on accompagne. 

Vibrer à l’inédit de l’autre, voilà donc la tâche de l’écoutant… Cette image de la « vibration » nous met en contact avec le comment de l’écoute qui se vit au cœur de l’accompagnement spirituel. « Résonner » est un autre verbe qui a également été mentionné dans notre conversation. Vibrer et résonner : deux verbes qui touchent à l’un des fondements du texte de Christian et du type d’accompagnement proposé par lui, comme aussi à ce qui fut l’un des fils rouges de notre conversation : le « non-savoir ». En effet, accompagner en écoutant de cette manière, en tentant donc de capter par petites touches ce qui affleure de l’inédit de l’autre, « ne s’improvise pas, mais ne s’apprend pas non plus dans les livres ». On touche là à la posture de non-savoir, essentielle pour entendre l’inouï de l’autre, qui implique ce qu’en théologie on appelle une « attitude kénotique », c’est-à-dire de renoncement, voire d’abaissement (littéralement, c’est le verbe « évider » qui convient le mieux pour qualifier cette attitude). Toutefois, il est important de mentionner que ce non-savoir n’implique nullement une haine ou un rejet du savoir, mais bien plutôt la conviction que ce qui se joue dans une relation d’accompagnement, avec son entrelac d’écoute et de parole, se situe et advient pour le sujet dans des strates et des dimensions plus profondes que celles d’un savoir, plus particulièrement « à travers des résonances » plus souterraines et « des vibrations » presque imperceptibles, c’est-à-dire dans quelque chose qui n’est ni mesurable ni réductible à des données probantes. On ne peut donc pas systématiser ou protocoliser cette expérience, même si on peut en parler et la partager avec d’autres. Des résonances et des vibrations qui se montrent d’abord de façon intuitive à partir du langage : « Il faut chercher des indices dans le langage, dans la façon dont cela vibre en moi. Il s’agit d’apprendre à reconnaître en soi ce qui sonne juste ou non. Cela se joue au-delà, ou en dessous, des mots ». C’est typiquement ce que l’on appelle en philosophie du langage « l’énonciation », c’est-à-dire une certaine manière d’articuler les mots, de les relier à même leur déploiement, de les mettre en musique les uns avec les autres. « L’accompagnement est une écoute de ce qui circule entre nous et de la façon dont ce qui circule nous fait vibrer. Cela se joue dans une résonance. Est-ce que cela sonne vrai? Est-ce que cela sonne faux? Comment cela sonne? » Cette citation nous rappelle que dans l’accompagnement, ce n’est pas tant ce qui est dit (le signifié) qui importe, mais ce qui advient dans l’espace de la rencontre où des mots, des silences, et parfois des vibrations presque imperceptibles (le signifiant) ouvrent un chemin vers une vie plus libre et plus vivante.

On l’imagine aisément, cette sensibilité à l’égard de ce qui constitue l’inédit et l’inouï de l’autre, si on la compare et la met en dialogue avec les pratiques contemporaines d’écoute, elle apparaît comme étant une « posture très minoritaire par rapport à la force d’autres discours beaucoup plus aplatissants, plus sécurisants, plus “psy” (avec des prétentions scientifiques et des données probantes) ». En ce sens, n’ayons pas peur d’affirmer que l’accompagnement spirituel n’est pas (et ne sera jamais) une science au sens traditionnel du terme, et qu’il échappe donc à toute forme d’application ou de reproduction mécanique. Comme le dit Christian, ce qui nous intéresse dans l’accompagnement « c’est précisément ce qui ne se reproduit pas », ce qui « échappe aux conditions de laboratoire ». On est là dans l’espace de la singularité radicale de chaque sujet, mais une singularité dans laquelle se trouve paradoxalement « quelque chose d’universel », et que l’on pourrait peut-être qualifier comme la possibilité d’habiter un espace neuf, en y ouvrant de nouveaux possibles touchant à ce qui fait la vérité de chacune et chacun.


Seconde vie et Bonne Nouvelle


Précisons toutefois que pour l’accompagnant comme pour l’accompagné, s’aventurer dans cette manière d’écouter, de parler et d’entrer en relation qui constitue le propre de l’accompagnement, ne se fera pas sans risques, et les mettra même en contact avec une conflictivité qui est inhérente aux processus internes de la vie. En effet, pénétrer dans cet espace, où s’énonce et s’écoute ce qui échappe « au déjà-su et au déjà-dit », ne signifie nullement entrer dans un lieu sauf, protecteur, hors-conflit, qui miraculeusement nous mettrait à l’abri du monde, de nous-mêmes, et de nos contradictions, mais implique bien plutôt de nous mettre en route sur un chemin qui dépend pour beaucoup de notre manière de l’habiter et de le parcourir, et en le parcourant de lui donner une forme et une signification qui n’existent pas a priori, mais qu’il nous revient de créer. Une telle démarche ouvre à l’intranquillité et à l’inconfort, même si ultimement ce qui s’y trouve engagé est la naissance d’un sujet appelé à naître à lui-même. On le sent bien, à l’arrière-plan de ces réflexions, apparaît la question de la responsabilité du sujet dans sa manière d’habiter et de répondre de cet espace qui s’ouvre ainsi peu à peu devant lui. Dans cette perspective, avance Christian en citant le psychanalyste Willy Apollon, « dès que l’on touche à ce fond-là, il y a deux solutions possibles : la création (on le voit par exemple avec la parole créatrice de Genèse 1) ou la violence (le rejet de l’autre dans la violence). À cette pointe-là, c’est l’un ou l’autre ». Nous serions donc là au cœur d’un « enjeu vital où se rencontre vie et mort ».

Dans cette alternative radicale, nous voici dans l’accompagnement appelés à choisir la vie, c’est-à-dire à nous aventurer dans cette « seconde vie » qui serait celle du sujet advenant à lui-même par la rencontre intérieure de cette « parole vivante ». Une parole vivante qui, dans sa vie, insiste, affleure parfois, le surprend souvent, en venant déplacer, fissurer et décoïncider son existence d’avec les certitudes et les préjugés, les habitudes et les savoirs acquis qui phagocytent sa vie, et finalement empêchent son « essor », son déploiement et son devenir. Dans la perspective de cette « seconde vie », la « mort » (celle que l’on doit véritablement redouter) ne sera plus considérée, comme l’indique le récit de Genèse, comme la fin naturelle du cours de la vie, mais bien plutôt comme le résultat d’une vie que l’on cherche à constamment « rabattre » sur elle-même, afin qu’elle ne « déborde » jamais, refusant la décoïncidence d’avec elle-même, d’avec son réseau de certitudes engourdissantes, fruit d’un « système » dans lequel rien de fondamentalement nouveau ne saurait advenir. Notons-le au passage, il y a dans cette approche de la vie et de la mort une ressource très intéressante pour repenser l’épineuse question de la fin de vie, des soins palliatifs, ou encore de l’aide médicale à mourir.

Mais théologiquement, faisons encore un pas de plus en proposant un lien fécond entre, d’une part, l’expérience de cette seconde vie advenant à même la fissure et la décoïncidence, et d’autre part, l’expérience de la « Bonne Nouvelle » telle qu’elle nous est présentée dans les Évangiles. En effet, m’indique Christian, d’un point de vue théologique, cette opération de décoïncidence et de fissure de ce qui en nous se trouve figé en certitudes et en sécurités, en faveur d’une seconde vie prenant le risque de l’ouverture à l’inédit, est typiquement le geste et le mode d’être que l’on retrouve chez Jésus. « C’est ça le passage de Jésus comme Évangile. C’est ce que ça produit ». Jésus est ici perçu, non comme le dispensateur du sens, non comme celui qui viendrait verser du positif dans nos doutes et nos manques d’espérance, mais bien plutôt comme une instance critique venant rouvrir du jeu et du possible dans ce qui en nous se trouve paralysé, pétrifié et brisé par la peur, l’absurde ou la culpabilité (une seconde vie donc, advenant au cœur de notre vie par décoïncidence d’avec cette vie). Dans cette même veine, nous pouvons aussi penser à François Jullien qui qualifia un jour Jésus de « Super Décoïncidant ». Pour sa part, Christian parlera de « Sainte Fissure », mais au fond, il s’agit bien de la même posture existentielle et relationnelle : « l’enjeu n’est pas de détruire le système, inhérent à toute forme organisationnelle, mais de faire place à la fissure au sein même du système et de ses instances de contrôle autoréférentielles ». Sans quoi, indique Christian, on tombe dans un « système mortifère qui bloque l’accès à la seconde vie ». Faire place à la fissure, un programme qui est plus que jamais d’actualité.

Un dernier mot pour conclure, mais sans que cela ne vienne boucler notre rencontre : la pratique de l’accompagnement spirituel, telle que Christian nous la propose, repose donc sur une sensibilité à ces échos et ces résonances qui se donnent à même « la chair des mots », à ce qui, dans la parole d’un autre, peut ouvrir des chemins insoupçonnés de vie. Cela exige, comme il l’indique, une disposition à accueillir ce qui est inouï et inédit, et par conséquent à se risquer dans une écoute qui va au-delà du déjà-dit, du déjà-su, du déjà-pensé. Et il ajoutera qu’en « osant explorer l'espace vide et ouvert d'où jaillit la seconde vie, on fait l'expérience - on "goûte" pour reprendre un mot très ignatien - la paix et la joie véritables, durables, qui ne se confondent avec aucune satisfaction que procurent les "systèmes" de ce monde. Paix et joie, vibrations au plus intime de l'être, qui sont en quelque sorte la signature authentifiant l'accès à cette nouvelle vie ».

 

Benoit Mathot

 


[1] Christian Grondin est docteur en théologie pratique, professeur associé à la Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses de l’Université Laval et membre de l’équipe du Centre de Spiritualité Manrèse de Québec.

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